La réflexion proposée ici trouve son origine dans deux registres d’étonnement. Le premier est de constater que ce syndrome touche souvent des personnes très engagées dans leur vie professionnelle ou dans la vie associative. Le second porte sur la proximité des thématiques convoquées par le burn-out avec celles que l’on rencontre dans la sphère religieuse chrétienne : le besoin d’idéal, de dépassement de ses limites, la valorisation du don de soi-même, l’esprit de sacrifice. Il est même déroutant de constater que le burn-out peut être considéré comme un symptôme d’une société post-chrétienne, proche de la « fatigue d’être soi » et que, cependant, la référence chrétienne peut, dans certains cas, participer à cet épuisement de soi jusqu’à l’effondrement intérieur et l’anéantissement.
L’effondrement des engagés
Le burn-out est particulièrement fréquent dans des professions à forte charge symbolique et humaine comme les métiers du soin, de l’enseignement et dans le travail social. Contrairement à la dépression qui affecte tous les aspects de la vie, le burn-out, au moins dans son début, est spécifique de l’activité : professionnelle le plus souvent, mais aussi associative ou bénévole. On le rencontre aussi dans cette activité qui se trouve aux confins du professionnel et du bénévolat qui est l’engagement religieux, les ministres des cultes étant une catégorie socioprofessionnelle marquée par la fréquence du burn-out : une étude menée dans un diocèse italien révélait que 38 % des prêtres en présentaient les symptômes. Il intervient donc d’abord dans le champ de l’activité professionnelle, mais il n’est pas le signe d’un travail simplement frustrant ou inadapté. La notion de bore-out a justement été inventée pour décrire des symptômes liés à l’ennui, à l’impossibilité pour un sujet de s’investir dans un travail qui ne lui apporte aucune satisfaction. Mais ce n’est pas le cas du burn-out. Celui-ci survient, dans un grand nombre de cas, chez des personnes qui aiment leur métier et qui y sont pleinement investies. Pleinement et même trop : la première phase du burn-out passe souvent inaperçue, car elle se développe sous la forme d’une hyperactivité. Pascal Ide a pu qualifier le burn-out de « maladie du trop ». Le sujet en fait trop, mais il n’en a pas conscience ; il travaille sur un mode passionnel qui lui fait faire des heures supplémentaires sans chercher à se faire payer, qui le pousse à se proposer facilement comme volontaire pour les missions difficiles, pour le travail qui arrive en plus. Sa hiérarchie ne s’en alarme souvent que trop tard car, dans un premier temps, il a tout l’air d’un collaborateur modèle, d’un salarié très motivé. L’hyperactivité peut susciter chez le sujet un certain plaisir, la conviction qu’il est indispensable. Le tableau clinique de cette période est complété par l’impossibilité de s’arrêter, le sentiment de n’avoir pas assez de temps pour tout faire, alors que les horaires habituels de travail sont pourtant largement dépassés et que l’activité professionnelle a envahi tout le reste de l’existence, suscitant des dommages importants dans la vie de famille et dans la vie relationnelle.
Qu’est-ce qui fait que l’on peut ainsi passer de l’intérêt pour son travail à un tel excès, jusqu’à l’effondrement ? Dans un article fondateur pour le développement de la recherche sur le burn-out, Herbert Freudenberger (1926-1999) décrit ce paradoxe : « C’est précisément parce que nous sommes consacrés à notre tâche que nous tombons dans le piège du craquage. »
Au service d’un idéal et d’un don de soi sans réserve, le sujet s’engage donc dans une présence injustifiée au travail sans en revendiquer de contrepartie salariale. L’engagement excessif est le fait d’une autojustification qui résiste à toutes les interpellations extérieures. Pourtant cette autojustification semble insuffisante, puisque le sujet, tout en en faisant trop, se sent coupable de n’en pas faire assez. Son désintéressement dans l’excès prépare l’entrée dans le désintérêt, dans le désinvestissement propre au burn-out.
Où est la source du sens de mon activité ?
Il semble donc que le sujet soit tenté d’augmenter l’activité comme si cela pouvait faire naître ou grandir le sens qu’il ne trouve pas ou plus dans l’activité normale. Mais ce n’est pas par du plus ou du moins que l’on peut faire naître le sens dans l’activité. L’isolement affectif et relationnel, souvent constaté dans le développement du burn-out, est le signe que le sujet tente de se placer lui-même comme source du sens, comme l’interprète, le seul interprète valable de son engagement.
C’est à une sorte de transcendance de lui-même que procède l’individu, comme si la défaillance des sources de sens traditionnelles – religieuses ou idéologiques – le contraignait à se prendre lui-même comme source de sens, à devenir à lui-même son propre Dieu intérieur (certains parlent ainsi d’un « Dieu instantané, qui fait partie de soi »), un Dieu « sur mesure », pourrait-on dire, qui aurait pris la place du Dieu unique et tout-puissant des religions traditionnelles.
Ce diagnostic me semble fort intéressant, jusque et y compris dans les situations où le burn-out survient dans une activité pourtant explicitement référée à Dieu. En effet, l’essentiel ici n’est pas tant la présence ou l’absence de Dieu dans le système de croyance du sujet, mais la question de l’instance d’évaluation du sens. On peut être croyant et se prendre soi-même comme seule référence de la qualité et du sens de ce que l’on fait. De même que le scrupuleux a perdu le contact avec la Loi et la capacité à écouter la parole d’un autre qui l’invite à changer son échelle de valeur et l’évaluation morale de ses actes, puisqu’il se prend comme seule référence morale, de même le sujet en burn-out, ou en risque de burn-out, cherche à se dépenser et à se dépasser sans aucune référence autre. Il est seul dans son investissement déraisonnable, seul maître du sens, incapable d’entendre les signaux d’alarme qui lui sont adressés.
Même s’il y a des facteurs de risque dans les fonctionnements institutionnels, ils ne suffisent pas à susciter le burn-out. On peut noter, en particulier, que les professions les plus exposées au burn-out ne sont pas celles qui connaissent de véritables risques de chômage. Comment se fait-il que des soignants ou des enseignants se maintiennent dans une situation pathogène, alors qu’il leur serait possible de trouver du travail ailleurs ? Le contexte peut susciter l’épuisement, l’accident du travail, mais pas ce syndrome particulier qu’est le burn-out avec sa part de désillusion, de perte d’investissement par effondrement de l’idéal. L’idéal le plus tyrannique, le modèle le plus écrasant est celui que le sujet se donne à lui-même, sans aucune régulation. Et ce modèle, qui n’est pas reçu mais construit par le sujet lui-même, est d’autant plus dangereux que sa réalisation est envisagée comme la condition de la reconnaissance : si je n’atteins pas, si je ne maintiens pas la performance, tout le monde verra que je suis nul.
Le deuil impossible d’un idéal
Le burn-out est souvent décrit comme un incendie qui ravage l’intérieur d’un immeuble en en épargnant la façade. L’intérieur est ravagé, ce qui constituait l’estime de soi et la capacité de se projeter dans l’action a été consumé, tout particulièrement par l’identification entre un idéal inaccessible et l’identité même du sujet. « Seuls ceux qui ont de hauts objectifs et de grandes attentes sont susceptibles de déclarer un burn-out. La désillusion – qui, pour certains chercheurs, va jusqu’au désespoir – est proportionnelle à l’idéalisation. » Le sujet place son activité à un tel niveau d’exigence et d’investissement que cet idéal peut fusionner avec celui de l’organisation et vider ainsi le sujet de sa propre identité. Les investissements religieux sont particulièrement propices à ce processus, car l’engagement dans l’activité se fait dans un premier temps à un haut niveau d’idéal personnel, accompagné d’une conception potentiellement fantasmatique de ce qu’est l’Église. Lorsque la banalité du quotidien et la découverte des limites inéluctables dans toute institution viennent mettre en péril l’idéal initial, le sujet peut être tenté de trouver son salut dans sa propre activité, ses propres succès, pour sauver à tout prix l’idéal qui lui est identitairement indispensable.
Nous retrouvons ici la question du lien fort, jusqu’à l’exclusivité, établi par le sujet entre son estime de soi et ses performances professionnelles. L’échec d’un projet devient un effondrement identitaire ; l’estime de soi ne peut croître et même se maintenir que dans le dépassement des limites, dans l’accroissement des performances. Cela invite à prendre conscience d’une certaine complexité dans ces personnalités qui peuvent apparaître comme très dévouées, altruistes, et cela les a amenées à choisir un métier tourné vers les autres, et en particulier les autres en souffrance. L’engagement dans une profession de soin ou une activité humanitaire n’est donc pas à interpréter exclusivement comme une forme de sollicitude pour l’autre souffrant. Ces professions peuvent également attirer ceux et celles qui ont besoin de se sentir sauveur, non pour l’autre, mais pour eux-mêmes. Ils pourront être des professionnels efficaces, ils pourront aussi avec le temps équilibrer ce besoin et évoluer, mais ils peuvent aussi être en grand danger de craquer. C’est ce qu’exprime une infirmière canadienne : « Les personnes idéalistes, très perfectionnistes dans leur travail, altruistes, avec une mentalité de sauveur par surcroît, seraient plus menacées que les autres, surtout celles qui lient leur estime d’elles-mêmes à leur performance professionnelle. Mais il y a une autre caractéristique à risque dans cette profession [d’infirmière]. C’est le fait de rechercher à tout prix l’amour des autres, d’aspirer à leur reconnaissance à travers ce que nous faisons et non pas par ce que nous sommes. Cette pente de la codépendance ou dépendance affective est dangereuse. Elle devient comme un appel sans limites au dévouement. »
Combler le vide, faire son salut
Il est donc parfois question de salut lorsqu’on parle de burn-out. D’un salut qui ne se trouve pas là où on l’imagine. Car c’est ici un sauveur qui cherche le salut, son salut, tout en ne faisant confiance à personne d’autre qu’à lui-même pour le lui apporter. Nicole Aubert parlait d’un investissement dans l’activité professionnelle « pour échapper au vide social, au manque de référent, au manque de sens, et assurer, par la réussite de sa carrière, la consécration de son existence terrestre ».
« Consécration de son existence terrestre » : dans le vide laissé par l’absence de transcendance, par l’échec d’une vie de famille, la vie professionnelle peut apparaître comme la seule source possible d’accomplissement, de salut. Il est possible de constater que ces effondrements dramatiques du burn-out se développent dans une culture qui a évacué toute référence non seulement à un sauveur, mais même à l’élaboration du sens. Le travail devient la seule source de sens et d’accomplissement. Le sujet est entraîné dans une spirale infernale, croyant trouver le sens et, osons le dire, le salut de son existence dans le travail, qui ne peut le lui apporter ; il cherche à en faire toujours plus, ne rencontrant que toujours plus de frustration. Le sujet en risque de burn-out ressemble alors au séducteur qui est entraîné à multiplier des rencontres toujours plus frustrantes et dans lesquelles il s’obstine cependant à croire qu’il va pouvoir trouver de l’amour et du sens. Plus il cherche, plus il s’éloigne de ce qu’il cherche.
De manière assez subtile, un tel processus peut également infiltrer un engagement chrétien ou des activités pastorales qui semblent pourtant référées explicitement à un Sauveur. Tout en croyant annoncer le salut apporté par le Christ, le chrétien n’est jamais protégé de la tentation de se prendre lui-même pour un sauveur ou, pire encore, de penser que c’est son travail qui est source de salut, et non le Christ. Travail missionnaire visant à apporter la parole de salut à ceux qui l’attendent, travail pastoral qui est souvent présenté dans la littérature cléricale comme le lieu principal non seulement de l’activité du prêtre, mais de sa vie spirituelle. Si l’on est convaincu que c’est en se donnant à son peuple que le prêtre se donne à Dieu – ce qui n’est pas une vision fausse, mais partielle, du ministère –, on est facilement conduit à penser que le sens de la vie se trouve dans cette forme de don et que, plus on sera donné, plus la vie aura de sens. Jusqu’à l’épuisement, un épuisement qui ne sera pas regardé comme dangereux puisqu’il sera interprété à la lumière de la croix du Christ, ou même identifié à elle dans la poursuite de cette confusion entre les sources de salut.
Le cadre interprétatif chrétien dans lequel peut se développer un tel détournement de l’activité pastorale ou associative est particulièrement dangereux car il peut alimenter l’emballement du processus. Le développement sans limites des activités est source d’une jouissance narcissique dont le sujet ne prend pas conscience puisque la figure christique s’interpose toujours entre lui et son activité, non comme celle d’un sauveur, mais comme celle d’un modèle à imiter, dans une surenchère sans fin, puisqu’il est inimitable.
Donc, même dans un cadre chrétien, le salut et le sens laissent la place à la performance, au dépassement des limites. Comme si le sens ne pouvait se trouver qu’au-delà des limites de la vie humaine. Ce que note Olivier Rey à propos de la culture contemporaine est tout aussi valable pour les chrétiens qui vivent dans cette culture : « Le réel continue d’imposer certaines limites, assurément, mais ses limites n’ont aucune valeur en elles-mêmes : au contraire, elles sont des sortes de provocations, voire d’insultes à une volonté qui n’admet aucune borne à son empire ; elles sont toujours à dépasser. »
Un tel diagnostic n’est en effet pas exclusivement applicable à des activités professionnelles ou sportives qui visent explicitement à repousser les limites. L’épreuve de la finitude vécue comme « insulte à une volonté qui n’admet aucune borne à son empire » est à la source de bien des attitudes spirituelles qui se présentent sous la forme de la contrition ou de la volonté de mieux faire alors qu’elles trouvent leur source dans un orgueil sans limite. Avoir une telle conception de la volonté, n’est-ce pas s’être choisi soi-même comme seule source de sens et de salut ?
Et le sacrifice dans tout cela ?
En relevant simplement le vocabulaire employé par les chercheurs qui parlent de burn-out, nous sommes entraînés à laisser exister la possibilité d’une articulation entre la survenue de ce drame personnel et des thématiques habituellement référées au religieux : salut, consécration, mais aussi, ô combien, sacrifice. Le sujet en burn-out apparaît, et se présente parfois lui-même, comme la victime immolée sur l’autel de l’institution, comme le chaînon faible sacrifié par l’organisation pour poursuivre sa course. Mais le sacrifice n’est pas le seul fait de l’organisation, il peut être célébré par le sujet lui-même, qui pousse son souci de l’autre jusqu’à sa propre disparition, enracinant sa démarche dans un radicalisme éthique, ou dans l’exemple de grandes figures religieuses. Le burn-out serait-il alors une forme moderne et laïque du martyre ?
En milieu chrétien, si on ne parle plus guère explicitement de sacrifice, en revanche, on est assez porté à mettre en valeur le dévouement, la charité, la priorité donnée à l’autre. Dans sa critique vigoureuse de l’éthique d’Emmanuel Lévinas (1906-1995), Daniel Sibony développe une analyse de cette priorité donnée à l’autre qui peut nous aider à mettre en lumière certains comportements dangereux, aussi bien pour l’éthique que pour la santé. Selon ce psychanalyste, la priorité donnée à l’autre peut avoir trois statuts possibles :
- Celui de la constatation : « L’autre et les autres précèdent le sujet, mais son désir n’a pu naître et exister qu’à travers eux. » Le rapport à l’Autre abstrait et à l’être se met toujours à l’épreuve avec un autre concret, charnel, déterminé. Reconnaître la priorité de l’autre sur soi n’est donc pas nécessairement faire le deuil de ses propres aspirations. Cela peut consister simplement à reconnaître que l’on n’est pas sa propre origine, et que ce que nous sommes, jusqu’à notre désir, s’est construit dans l’interaction avec d’autres.
- Celui du montage pervers dans lequel il s’agit de donner priorité à l’autre pour qu’il vous prenne comme support. Précéder l’altérité de l’autre, c’est effacer cette altérité en tant qu’elle vous échappe. « Si l’autre n’a pas déjà priorité dans telle rencontre précise, la lui donner, c’est le soumettre, prendre sur lui le dessus, l’enfermer dans votre sphère en lui donnant la première place, vous qui possédez les lieux et qui contrôlez toutes les places. » Il y a donc une façon de donner apparemment la priorité à l’autre qui cherche cependant à lui imposer une forme de pouvoir. En lui donnant la priorité, en lui donnant une place, il est possible qu’on ne fasse que lui assigner la place qu’on veut bien lui offrir. En donnant vertueusement la priorité à l’autre, en lui donnant sa place, le sujet ne fait que manifester qu’il est le maître des places, le maître de l’espace.
- Celui du statut névrotique, priorité est alors donnée à l’autre car je suis en dette envers lui. La priorité vient payer une dette impayable, une faute ineffaçable. Ceci peut se développer à l’égard d’un autre déterminé, comme un parent à qui on va sacrifier son propre épanouissement, mais cela peut également être vécu de manière plus floue à l’égard de l’autre anonyme, envers qui le sujet est par principe en dette, comme dans l’éthique de Lévinas. Le processus de la dette a ceci de particulièrement dangereux qu’il ne peut connaître de fin, car ce n’est pas une dette comptable, comptabilisable, mais un état de dette permanent.
Cette petite typologie a sans doute scandalisé les disciples de Lévinas mais, dans le cadre de notre propos, elle a au moins le mérite de nous faire entendre que l’énonciation d’une priorité donnée à l’autre n’est pas nécessairement synonyme de posture éthiquement juste. Elle appelle à porter l’attention sur la différence entre priorité reconnue et priorité accordée, et sur les raisons profondes qui suscitent chez le sujet la priorité donnée à l’autre. Elle invite par là même à porter l’attention sur la place du soi dans un discours qui pourtant se focalise sur l’autre. Et ceci est directement lié à notre réflexion sur le burn-out car, devant la personne qui se donne, et qui met en valeur le fait de se donner – comme si ce don était éthiquement juste du seul fait qu’il existe –, il est prudent de se tourner vers les racines de ce don pour en débusquer les sources perverses qui alimentent un déni de l’autre et les sources névrotiques qui feront que le don, au lieu d’être au service de la vie et de la relation, conduit à la combustion stérile de soi.
À côté de la priorité donnée à l’autre, on trouve également dans le discours chrétien la mise en valeur du don de soi. Celui-ci nécessite qu’il y ait un soi ; si le don de soi détruit le soi, il se détruit lui-même. C’est ce qui pousse de nombreux auteurs à être dubitatifs devant la possibilité d’un juste sacrifice de soi. Il ne peut y avoir de don de soi jusqu’au sacrifice, comme dans le martyre, que si le sacrifice est imposé au sujet, qu’il ne l’a en rien recherché. C’est d’ailleurs ce que vérifie l’Église avant de se prononcer sur la sainteté d’un martyr.
Pour rester humain, et donc éthique, le sacrifice doit être délimité, encadré et déterminé par une relation, secondaire à elle. Sacrifier du temps ou de la liberté de bon cœur, comme manifestation de l’amour que l’on porte à l’autre, n’est pas destructeur, sauf si cela se fait sans limites et sans cadre, et que cela nourrit la capacité du sujet à se détruire lui-même. Ce n’est pas un signe d’amour ou d’engagement que de détruire le sujet de cet amour ou de cet engagement.
En constatant que la pratique déraisonnable du sacrifice de soi peut être un facteur d’entrée dans le burn-out, il serait tentant d’y voir la trace de l’influence dangereuse d’une religion dont il faudrait se libérer. Mais il est peut-être plus éclairant de s’arrêter au fait que loin de promouvoir l’immolation de soi « pour la bonne cause », le christianisme est plutôt porteur d’un appel ferme à sortir du sacrifice.
Dans la tradition biblique, le besoin humain d’offrir des sacrifices à Dieu pour concrétiser la relation avec lui, ou pour s’attirer sa bienveillance, est encadré d’une manière qui peut ici nous donner à réfléchir. Le sacrifice porte sur des possessions (produits des champs, animaux), mais jamais sur des êtres humains : le sacrifice humain fait l’objet d’une forte réprobation et d’une distinction affichée à l’égard d’autres religions qui le pratiquaient. De plus, le sacrifice porte sur une part des possessions, sans excès. Dans les sacrifices du Temple, ce n’est qu’une petite partie de la bête sacrifiée qui est livrée au feu comme offrande à Dieu, le reste est consommé : il n’y a pas de sacrifice total, de destruction complète d’un troupeau ou d’une moisson. Le sacrifice est une forme de don qui vise à reconnaître que ce que l’on possède a été à l’origine reçu, il est une forme de contre-don offert à Dieu comme reconnaissance du don que celui-ci a fait en premier.
La nouveauté chrétienne a été de prononcer un arrêt définitif de la pratique des sacrifices, arrêt fondé sur le sacrifice ultime du Christ. Nous ne développerons pas ici une analyse de la théologie de la Croix, mais nous pouvons retenir l’existence d’une tradition religieuse qui se développe sur cet interdit du sacrifice : il est inutile de détruire quoi que ce soit pour l’offrir à Dieu, car ce qui est visé par le sacrifice a été réalisé, une fois pour toutes. On pourrait ainsi voir le christianisme comme une religion qui s’est libérée, qui devrait s’être libérée, de la dynamique sacrificielle, non pas en l’interdisant ou en en faisant un tabou, mais en considérant que le sacrifice parfait ayant été réalisé, ceux des êtres humains sont inutiles. Cela, c’est la théologie, et nous constatons pourtant que beaucoup de chrétiens cherchent cependant à se sacrifier, à mener leur vie dans la perspective d’un don de soi sans limites. Est-ce la faute du christianisme ? Ou est-ce le signe qu’il y a dans l’homme quelque chose de plus puissant que la théologie, quelque chose qui le pousse à cette forme de mise à mort, de déni de sa propre valeur, de sa propre dignité qui cherche à s’exprimer à tout prix ? Malgré l’habillage sous la forme de l’altruisme, du dévouement, ou même du sacrifice, ce serait la vieille pulsion de mort qui serait inlassablement à l’œuvre et qui pousserait les sujets à s’engager toujours plus loin dans la voie qui les détruit, et à écarter toute hypothèse de s’en libérer.
La prévention du burn-out serait alors paradoxalement de revenir à une théologie plus juste du sacrifice, qui est perte d’une part de sa richesse ou de sa liberté en vue d’une relation et qui est peut-être surtout détachement associé étroitement à la réception du don. Nous sommes assez convaincus aujourd’hui du caractère dangereux ou ambigu de la notion de sacrifice, et elle a quasiment disparu de nos catégories, y compris dans la prédication. Pour revenir de manière toxique et invisible dans le processus du burn-out. Il serait sans doute libérant d’oser en parler, à la lumière de la révélation biblique : le sacrifice est un don exprimant la gratitude et la reconnaissance du don premier, dont il ne cherche pas à en être l’équivalent. Le sacrifice ne rembourse rien, n’achète rien. Il n’a pas de prix, il est reconnaissance du don.
Le sacrifice a en effet une place dans une existence humaine et dans une vie de croyant, non pour alimenter une dette infinie, mais pour reconnaître que nos vies, avant de laisser place au don offert, sont marquées par le don reçu. Il n’est possible de donner de manière juste que si l’on est capable de reconnaître que l’on reçoit. Pas seulement que l’on a reçu, car le don passé peut n’être que l’origine de la dette. Mais que l’on reçoit, au présent. La meilleure manière de vérifier que l’on donne de manière juste serait donc alors de vérifier que l’on est encore capable de recevoir. Le drogué du travail, celui qui croit se sauver et sauver le sens de sa vie par un engagement déraisonnable dans son activité, bref celui qui est en grand danger de burn-out, est bien souvent quelqu’un qui est devenu incapable de recevoir.
Jean-Marie Gueullette
Etude